[ Pobierz całość w formacie PDF ]
rappelait un peu certains livres d'histoire, avec les déclarations des politiciens sur la der des ders, celle qui devait
ensuite conduire à une paix définitive.
«C'est bien toi, dis-je doucement, qui m'as expliqué que le capitalisme était dans son principe un état de guerre
permanente, une lutte perpétuelle qui ne peut jamais avoir de fin.
C'est vrai, convint-elle sans hésitation ; mais ce ne sont pas forcément toujours les mêmes qui se battent.»
Une mouette s'envola, prit de l'altitude, se dirigea vers l'océan. Nous étions presque seuls à cette extrémité de la
plage. Dinard était décidément une station tranquille, en cette saison tout du moins. Un labrador s'approcha, vint
nous flairer, puis rebroussa chemin ; je ne distinguais pas ses maîtres.
«Je t'assure, insista-t-elle. Si ça marche aussi bien qu'on l'espère, on pourra décliner le concept dans plein de
pays. Rien qu'en Amérique latine il y a le Brésil, le Venezuela, le Costa-Rica. Ailleurs, on peut facilement ouvrir
des clubs au Cameroun, au Mozambique, à Madagascar, aux Seychelles. En Asie, aussi, il y a des possibilités
immédiates : la Chine, le Vietnam, le Cambodge. En deux ou trois ans, on peut devenir une référence indiscutable ;
et personne n'osera investir sur le même marché : cette fois on l'aura, notre avantage concurrentiel.»
Je ne répondis rien, je ne voyais rien à lui répondre ; après tout, j'étais à l'origine de l'idée. La marée montait ;
des rigoles se creusaient dans le sable, mouraient à nos pieds.
«En plus, poursuivit-elle, cette fois on va vraiment demander un gros paquet d'actions. Si le succès est là, ils ne
pourront pas nous le refuser. Et quand on est actionnaire, on ne se bat plus : ce sont les autres qui se battent à votre
place.»
Elle s'arrêta, me regarda, hésitante. Ça se tenait, ce qu'elle disait, ça participait d'une certaine logique. Le vent
se levait un peu ; je commençais à avoir faim. Le restaurant de l'hôtel était délicieux : il y avait des fruits de mer
d'une fraîcheur parfaite, des recettes de poisson savoureuses et fines. Nous revînmes en marchant sur le sable
humide.
«J'ai de l'argent... dis-je soudain, il ne faut pas oublier que j'ai de l'argent.» Elle s'immobilisa et me regarda avec
surprise ; moi-même, je n'avais pas prévu de prononcer ces paroles.
«Je sais bien que ça ne se fait plus d'être une femme entretenue, poursuivis-je, un peu embarrassé ; mais rien ne
nous oblige à faire comme tout le monde.»
Elle me regarda calmement dans les yeux. «Quand tu auras touché l'argent de la maison, en tout, ça te fera au
maximum trois millions de francs... dit-elle.
Oui, un peu moins.
Ça ne suffit pas ; pas tout à fait. Il faut juste un petit complément.» Elle reprit sa marche, se tut un long
moment. «Fais-moi confiance...» dit-elle au moment où nous pénétrions sous la verrière du restaurant.
Après le repas, juste avant d'aller à la gare, nous nous rendîmes chez les parents de Valérie. Elle allait avoir à
nouveau énormément de travail, leur expliqua-t-elle ; elle ne pourrait probablement pas revenir avant Noël. Son
père la regarda avec un sourire résigné. C'était une bonne fille, me dis-je, une fille affectueuse et attentionnée;
c'était aussi une amante sensuelle, caressante et audacieuse ; et elle serait probablement, le cas échéant, une mère
aimante et sage. «Ses pieds sont d'or fin, ses jambes comme les colonnes du temple de Jérusalem.» Je continuais à
me demander ce que j'avais fait, au juste, pour mériter une femme comme Valérie. Probablement rien. Le
déploiement du monde, me dis-je, je le constate ; procédant empiriquement, en toute bonne foi, je le constate; je ne
peux rien faire d'autre que le constater.
12
À la fin du mois d'octobre, le père de Jean-Yves mourut. Audrey refusa de l'accompagner à l'enterrement ; il s'y
attendait d'ailleurs, il ne lui avait demandé que pour le principe. Ce serait un enterrement modeste : il était enfant
unique, il y aurait un peu de famille, pas vraiment d'amis. Son père aurait droit à une brève notice nécrologique
dans le bulletin des anciens élèves de l'ESAT; puis ce serait tout, la trace se refermerait ; ces derniers temps, il ne
voyait vraiment plus personne. Jean-Yves n'avait jamais bien compris ce qui l'avait poussé à prendre sa retraite
dans cette région sans intérêt, campagnarde au sens le plus navrant du terme, et où il n'avait même pas d'attaches.
Sans doute une dernière trace de ce masochisme qui l'avait accompagné, plus ou moins, tout au long de sa vie.
Après des études brillantes, il s'était enlisé dans une carrière terne d'ingénieur de fabrication. Bien qu'il ait toujours
rêvé d'avoir une fille, il s'était volontairement limité à un seul enfant dans le but, assurait-il, de lui donner une
meilleure éducation; l'argument ne tenait pas, il avait plutôt un bon salaire. Il donnait l'impression d'être habitué à
sa femme plutôt que de vraiment l'aimer; il était peut-être fier des succès professionnels de son fils mais, à vrai
dire, le fait est qu'il n'en parlait jamais. Il n'avait pas de hobby ni de divertissement véritable, mis à part l'élevage
des lapins et les mots croisés de La République du Centre-Ouest. C'est sans doute à tort qu'on soupçonne chez tous
les êtres une passion secrète, une part de mystère, une fêlure ; si le père de Jean-Yves avait eu à témoigner sur ses
convictions intimes, sur le sens profond qu'il donnait à la vie, il n'aurait probablement pu faire état que d'une
déception légère. De fait sa phrase favorite, celle que Jean-Yves se souvenait le plus souvent lui avoir entendu
prononcer, celle qui synthétisait le mieux son expérience de la condition humaine, se limitait à ces mots : «On
vieillit».
Sa mère se montra raisonnablement affectée par le deuil après tout, c'était quand même le compagnon de
toute une vie sans en avoir l'air réellement bouleversée. «Il avait beaucoup baissé...» commenta-t-elle. Les
causes de la mort était tellement indistinctes qu'on aurait aussi bien pu parler de fatigue générale, voire de
découragement. «Il n'avait plus de goût à rien...» dit encore sa mère. Telle fut, à peu près, son oraison funèbre.
[ Pobierz całość w formacie PDF ]